Présentation
La présentation d’artiste
La fonction d’une présentation d’artiste (aussi appelée conférence ou discussion d’artiste) est de construire un pont entre l’artiste, le spectateur et l’œuvre. Cela prend la forme d’un transfert d’informations de l’artiste au spectateur en temps réel, le but étant de tracer le contexte, les contenus, le raisonnement et les objectifs d’une exposition. Dans la plupart des cas, mais pas toujours, l’information donnée diffère de celle transmise par une œuvre.
La présentation d’artiste a normalement lieu immédiatement avant ou pendant une exposition. Le moment choisi peut être stratégique ou pratique, mais son objectif est clair : expliquer ou clarifier ce que le spectateur verra ou a vu en offrant un contexte de réception différent. Cependant, l’artiste est libre de choisir l’approche ou le point de vue qu’il ou elle adoptera en relation à l’exposition : l’histoire, le raisonnement et le contexte peuvent être ajustés de manière sélective selon le point de vue.
En clarifiant ou en expliquant une exposition, la responsabilité de l’interprétation et de l’analyse est transférée du spectateur à l’artiste. L’artiste présente et explique une pratique et l’articulation de celle-ci dans le contexte d’une exposition. Ce faisant, l’artiste rapproche le spectateur de l’œuvre, de la proposition, de l’idée. Si petite soit la distance et peu importe le talent de l’artiste à parler de l’œuvre, le spectateur et l’artiste ne se confondent jamais. Même lorsque les rôles sont inversés, les identités demeurent car l’espace entre invention et réinvention, entre production et consommation, entre conception et interprétation perdure pour déjouer l’amalgame et rendre l’acculturation impossible. Un rêve utopique, l’invention d’un œil commun, celui qui pourrait faiblement se former alors que l’artiste visite sa propre exposition ou que le spectateur est invité à prendre la place de l’artiste, celui-ci demeure suspendu dans l’espace de l’exposition, dans l’air par lequel les mots de l’artiste voyagent vers les spectateurs assis ou debout durant la présentation.
Par contre, avec ce type de présentation, l’artiste devient aussi un objet de contemplation et d’analyse critique. L’artiste est en représentation, en exposition. L’artiste performe, lui-même ou elle-même, tout comme il performe l’exposition – et par extension, implicitement, la proposition, l’idée et ses réflexions, déformées ou non. Durant un instant, l’artiste est une œuvre d’art animée ainsi qu’un maître de la guérison, celui qui soigne par la parole les blessures invisibles créées par l’exposition et les œuvres. L’économie à l’intérieur de laquelle cette performance paradoxale est inventée et prend place est circulaire.
L’artiste articule une idée sous forme de proposition. À travers son processus d’élaboration, celle-ci crée un spectateur idéal. Pour exister, elle s’invente cet idéal et celui-ci légitime son existence. Comme un parent, la proposition nourrit l’idéal et assure son développement sain, sa maturité. Ce faisant, cependant, le spectateur idéal est absorbé dans le corps de la proposition, dans sa matérialité textuelle et schématique : sa matrice d’idéation. La proposition est ensuite transférée à un représentant d’une galerie ou d’un musée – une personne dont la fonction a également été créée par la position qu’il ou elle occupe dans l’institution. Une fois la proposition acceptée, et suite à une période de discussion et de négociation, l’artiste rematérialise sa proposition dans le contexte de l’exposition, et, à travers ce processus, matérialise le spectateur idéal en une forme ou en une autre : car, il ne faut pas oublier, ce «spectateur» peut, dans le processus de discussion et de négociation, avoir été économiquement ou pragmatiquement transformé. Néanmoins, peu importe la forme qu’elle prend, cette figure est maintenant disséminée à l’intérieur même de l’exposition, où elle existe, comme une illusion éthérée, sous le seuil de la perception. Elle y existe comme ultime, bien qu’invisible, référence – jusqu’à ce que l’espace d’exposition soit animé par des trajectoires et des champs de force extraterrestres cartographiés par les déplacements des corps humains dans le rôle des spectateurs que l’exposition a elle-même créés. Car l’exposition donne à ces corps une identité de groupe et un nom commun : spectateurs. En échange, le spectateur idéal est déformé, redéfini, transsubstantié, fragmenté et parsemé alors qu’il s’inscrit dans l’identité du groupe. Le spectateur idéal est sujet à une violente bifurcation, partagé entre deux existences. L’une est un produit du passé qui continue d’habiter les recoins historiques de l’exposition. L’autre, un produit actuel qui existe dans des formes concrètes fantomatiques et parsemées et ce, uniquement dans le contexte de l’exposition.
Parce que les spectateurs entrent et sortent de l’exposition, parfois par un seul et même seuil liminaire, parfois par plusieurs, ceux-ci les font exister. Ces seuils sont les lieux sans lieu dans lesquels chaque spectateur est matérialisé en une forme potentielle dont la réalité peut ensuite s’amorcer dans une existence transitoire : alors que le corps humain interagit avec les objets et les processus qui nourrissent sa présence concrète; alors que chaque spectateur adopte différents points de vue, alors que chacun questionne, interroge, commente et juge. Les spectateurs ne peuvent exister qu’à l’intérieur de l’exposition et au moment où ils quittent l’exposition par ces seuils, perdent leur identité collective de spectateurs.
Cependant, le spectateur est aussi créé durant une présentation d’artiste alors que sa fonction est figée, il fait face à l’artiste : spectateur passif, à l’écoute, interrogateur de l’artiste-spectacle. Dans ce contexte, le spectateur est une création de l’artiste qui a été invité et qui a accepté de révéler les secrets de l’exposition et de son idée à un public, même petit.
L’artiste est réanimé par une invitation, une réponse positive et un désir de bâtir des ponts alors que les idées et les explications sont transmises à un ensemble de spectateurs qui, immobiles, font face à cette personne, à cette fonction. Mais cette entité est légèrement, très légèrement, différente de l’artiste qui est à l’origine d’une idée, d’une exposition. Pour un moment prolongé, les vrais spectateurs et le spectateur idéal collaborent à l’invention d’une forme différente de l’artiste : l’artiste en exposition dont l’existence est légitimée à travers les modèles de sons modulés qui font exister les pensées sous forme de mots par lesquels l’idée, la proposition et l’exposition ont une seconde vie. Mais contrairement à l’artiste qui est en représentation dans le cadre de son exposition et de son vernissage par exemple, cette autre forme de l’artiste ne peut exister que dans le contexte de la présentation et par conséquent à l’intérieur et à travers la performance de l’idée et son inflexion en un monologue qui est la condition de l’invention momentanée d’un espace dialogique artificiel : l’espace créé par l’artiste et les spectateurs qui lui font face, qui par leur présence ont réinventé ce qui est à l’origine de l’exposition, ce qui était aussi à leur origine. Mais l’origine de cette réinvention ne peut être retracée dans une source commune. C’est un dédoublement de l’idée originale, un dédoublement séparé par le temps, l’espace et le contexte. La voix ressuscite une idée, mais seulement après que celle-ci ait voyagé loin et changé de forme, parfois au-delà de la reconnaissance. Si l’exposition invente le spectateur et que le spectateur donne vie à l’exposition, si l’artiste et le spectateur sont codépendants et ne peuvent être séparés car leur existence dépend l’un de l’autre, alors cette relation se reflète dans le contexte de la présentation d’artiste. L’artiste est muet dans le contexte de l’exposition, car il ou elle a donné la voix d’un ventriloque aux artefacts, réels et fictifs, qui donnent forme à l’exposition. L’exposition est muette dans le cadre d’une présentation d’artiste, car elle a donné à l’artiste une voix de ventriloque pour qu’il parle pour elle et ainsi, lui invente une forme différente, tout comme il invente une fonction et une identité différente à l’artiste et au spectateur alors qu’ils se font face. Dans le contexte d’une présentation d’artiste, l’artiste et le spectateur, figés dans leurs fonctions et leurs rôles respectifs, rejouent leur codépendance dans un autre contexte social. Ce faisant, pour une courte période de temps, ils se réinventent et réinventent l’exposition.
Bon à savoir
Intervenants
David Tomas est artiste et anthropologue