Par l’entremise de la vidéo, de l’installation et du son, l’artiste Joyce Joumaa, basée à Montréal et à Beyrouth, met au premier plan de son œuvre la mer et sa cartographie nationaliste, son enquête reposant sur la première intervention militaire des États-Unis au Liban. La crise libanaise de 1958, résultat des tensions de la Guerre froide, du pétrocapitalisme et du panarabisme, a vu des milliers de marines et de soldats américains stationnés à Beyrouth et dans ses environs pour occuper l’aéroport, le port et le littoral de la ville. Bien que ces événements aient été largement relayés par les médias du monde entier, Joumaa se consacre particulièrement à la manière dont la crise a été rapportée au peuple américain en ciblant spécifiquement le récit publié dans le numéro de juillet 1958 du magazine Life ainsi que les images diffusées à la télévision, deux modes de transmission qui ont rejoint les citoyen·nes américain·es directement dans leur salon. L’artiste accorde une attention particulière à la Méditerranée et à son rôle dans l’invasion : la mer est devenue le témoin des centaines de navires et des milliers de marines qui ont utilisé ses eaux et le littoral pour envahir le Liban et amorcer l’occupation.
Joumaa interrompt cette propagande impérialiste en y infiltrant un son, une chanson issue des ondes radio égyptiennes, la célèbre ballade de Nagat El Saghira, اﻟﺑﺣر ﺑﻌﺷق اﻧﺎ - اﻟﺻﻐﯾرة ﻧﺟﺎة, I Love The Sea, sortie en 1979. La chanson transporte la voix d’El Saghira à travers le monde arabophone et au-delà, alors qu’elle chante l’immensité dévorante et les possibilités poétiques de l’amour et de la mer. Par la juxtaposition de la chanson d’amour d’El Saghira et de la propagande impérialiste, l’artiste révèle l’absurdité et la violence des frontières maritimes et terrestres et pose la question suivante : qui a le droit de revendiquer la propriété des frontières naturelles?
Joyce Joumaa, artiste visuelle et autrice, est basée entre Beyrouth, Montréal et Amsterdam. Après avoir grandi au Liban, elle obtient une licence en études cinématographiques à l’Université Concordia au Canada. Son travail se penche sur les microhistoires du Liban, afin de comprendre comment les structures du passé influencent le moment présent. Au cœur de sa pratique, elle s’intéresse à la charge politique inscrite dans l’espace et à la psychologie sociale qui découle de cette tension. Elle a exposé au Musée des beaux-arts de Montréal, à la salle de projection E-flux, à la Galerie d’art Stewart Hall, à la Triennale d’architecture de Sharjah, à la 60e Biennale de Venise et à la 35e édition de la Biennale des arts graphiques de Ljubljana. Des expositions solos ont été organisées récemment au Centre canadien d’architecture, à Plein sud, centre d’exposition en art actuel et à la Galerie Eli Kerr. Elle est lauréate du Prix de l’artiste émergent en arts visuels de la Fondation Hnatyshyn et du prix Plein sud 2023.
Heather Canlas Rigg, commissaire et autrice indépendante, est basée à Toronto. Sa pratique commissariale s’intéresse particulièrement à la manière dont les artistes utilisent la matérialité des technologies photographiques pour remettre en question les structures impérialistes et elle poursuit une réflexion critique sur les institutions.